Il n'est pas dans les habitudes de la Compagnie des Sens d'aborder sur son site des sujets de société, encore moins politiques. Cependant, les multiples demandes d'avis et de conseils que nous recevons chaque jour nous encouragent, non pas à vous donner notre avis, mais à vous présenter la situation dans sa globalité : contexte, faits, risques et espoirs pour l'avenir.

Que se passe-t-il entre la Commission Européenne et les huiles essentielles ?

Ces derniers temps, vous avez probablement vu passer des informations inquiétantes de type "La Commission Européenne veut interdire l'huile essentielle de Lavande". Vous avez aussi probablement entendu des informations contradictoires vous indiquant que c'est un peu plus compliqué que ça. Alors que se passe-t-il ? Quels sont les risques pour la filière des huiles essentielles, pour les producteurs, les distributeurs et les clients ? Voici dans ce paragraphe un très bref récapitulatif de la situation en 6 points, récapitulatif qui sera ensuite détaillé dans tout le reste de la page.

  • NON, la Commission Européenne ne veut pas interdire l'huile essentielle de lavande, mais OUI, la Commission européenne travaille sur un sujet qui pourrait bien porter un certain préjudice à la filière.
  • Ce projet en est à une étape préliminaire, durant laquelle une consultation publique est menée (vous pouvez y accéder ici). Si vous n'êtes pas d'accord avec le projet présenté, c'est donc le bon moment pour faire entendre votre voix.
  • Le projet consiste en une mise à jour du règlement CLP, qui encadre l'étiquetage des produits chimiques, lui-même encadré par le règlement REACH qui encadre les produits chimiques en général.
  • Parmi toutes les mises à jour, une d'entre elle inquiète beaucoup la filière des huiles essentielles : celle visant à appliquer les pictogrammes de danger liés à de nombreuses huiles essentielles sur tous les produits qui en contiennent, qu'ils soient considérés comme des produits chimiques ou non : produits cosmétiques, alimentaires, thérapeutiques, etc.
  • Concrètement, pour un gain de sécurité très discutable, cela risque de provoquer la disparition des huiles essentielles dans de nombreux produits de consommation courante, au profit de parfums et arômes chimiques notamment. Quelle équipe marketing va en effet choisir le naturel dans la composition de son produit, si celui-ci est accompagné d'un pictogramme avec une tête de mort ? 
  • Par contre, non, les huiles essentielles ne sont pas particulièrement dans le collimateur de la Commission : elles ne sont simplement pas traitées comme une exception parmi les produits chimiques, alors qu'il serait important de le faire (pour de multiples raisons détaillées plus bas). Si les huiles essentielles continuent au fil des années à être traitées comme les autres produits chimiques de synthèse, cela risque de porter de sérieuses atteintes au secteur.
Si vous souhaitez d'hors et déjà faire entendre votre voix auprès de la commission, les PPAMs de France (L’union des Professionnels des Plantes à Parfum, Aromatiques et médicinales) ont lancé une pétition que vous pouvez signer ici :

Un peu de chronologie pour remettre dans le contexte

Vous vous en doutez probablement, la consultation de la commission européenne concernant la mise à jour du règlement CLP qui touche les huiles essentielles ne tombe pas de nulle part. Elle est le fruit assez logique d'un processus qui se veut vertueux initialement. Voici un bref aperçu de ce processus :

  • 1er juin 2007 : Entrée en vigueur du règlement REACH (Registration, Evaluation and Autorisation of Chemicals)

  • 20 janvier 2009 : Entrée en vigueur du règlement CLP (Classification, Labelling and Packaging) qui a remplacé progressivement la classification et l’étiquetage préconisés par les Directives relatives aux substances dangereuses et aux préparations dangereuses. Ces directives ont été abrogées le 1er juin 2015.

  • 11 décembre 2019 : Publication du Pacte Vert, dont l’ambition est de faire de l’Europe le « premier continent neutre pour le climat ».

  • 14 octobre 2020 : Adoption par la Commission européenne de « la stratégie de l’UE pour la durabilité dans le domaine des produits chimiques », dans le cadre du Pacte Vert.

  • 7 mai 2021 : Publication de la feuille de route sur la révision des Règlements REACH et CLP, dans le cadre de la stratégie de l’UE pour la durabilité des produits chimiques.

  • 9 août 2021 – 15 novembre 2021 : Consultation publique sur la révision du CLP https://ec.europa.eu/environment/news/chemicals-commission-launches-public-consultation-revision-central-piece-chemicals-legislation_fr

  • Fin 2021 : Adoption prévue de la révision du Règlement CLP

Nous allons préciser ci-dessous ce que REACH et CLP désignent. Ce qu'il faut bien comprendre dans cette chronologie, c'est que la consultation qui fait aujourd'hui tant de remous dans la filière des huiles essentielles fait partie d'une feuille de route dans le cadre du Pacte Vert de l'UE.

Comment une si belle intention d'être le "premier continent neutre pour le climat" peut-elle se transformer en menace pour des produits 100% naturels ? Nous allons dans cet article vous présenter cet écart de perception en détail.

Qu’est-ce que REACH ?

REACH (acronyme de « Registration, Evaluation and Autorisation of Chemicals ») est un règlement de l'Union européenne entré en vigueur en 2007 pour mieux protéger la santé humaine et l'environnement contre les risques liés aux substances chimiques, tout en favorisant la compétitivité de l'industrie chimique de l'UE.

  • En clair, REACH (Registration, Evaluation and Autorisation of Chemicals) vise à exclure de notre quotidien les produits chimiques les plus toxiques en poussant les industriels à en abandonner la production.
  • Comment ? En prévoyant des démarches administratives lourdes pour maintenir un produit dangereux sur le marché, avec le risque de se voir refuser sa commercialisation par l’ECHA (l’agence chimique européenne).
  • Autant dire que depuis 2007, un sacré tri a été opéré au sein des produits chimiques. REACH n’est pas parfait (il se voit par exemple accusé de provoquer une augmentation significative du nombre de tests sur les animaux pour aboutir à une évaluation de la dangerosité des produits), mais il défend une cause noble : celle de supprimer du paysage européen les produits chimiques les plus préoccupants.
  • REACH s'applique-t-il aux huiles essentielles ? Oui, les huiles essentielles ne forment pas une exception dans REACH. Ce règlement ne fait pas la différence entre un produit naturel et un produit synthétique : tous deux sont considérés comme chimiques, et c'est probablement là le cœur du problème.

Qu’est-ce que le CLP ?

Le règlement dit "CLP" initialement publié en 2008 définit les règles européennes en matière de classification, d'étiquetage et d'emballage des produits chimiques.

  • Le CLP (Classification, Labelling and Packaging) est la suite logique du règlement REACH : puisque tous les produits dangereux ne pourront pas être substitués d’un claquement de doigts (par exemple : la soude caustique est un produit dangereux, mais comment faire du savon de Marseille sans elle ?), le CLP prévoit que le danger encouru en utilisant un produit chimique soit connu.
  • Qui dit « danger connu » dit « danger classifié » selon une méthode d’évaluation homogène (pour pouvoir comparer la dangerosité de 2 produits), ainsi que « danger communiqué » à tous les maillons de la chaîne (de l’opérateur de production à l’utilisateur final).
  • L’exemple le plus parlant des conséquences du CLP : les produits chimiques dangereux arborent désormais des pictogrammes de sécurité (il en existait déjà avant, mais le CLP a remis à plat le design de ceux-ci, ainsi que les règles d’utilisation), accompagnés de phrases de risques et conseils de prudence, destinés à alerter l’utilisateur du danger encouru.
  • Ces pictogrammes concernent déjà (avec une pertinence discutable) les huiles essentielles pures qui seraient commercialisées en tant que produit chimique, faute d'avoir une réglementation plus adaptée. Par contre, ces pictogrammes sont aujourd'hui réservés aux produits chimiques : si votre produit est un produit cosmétique, ou alimentaire, les pictogrammes ne sont pas nécessaires pour l'instant.

Pourquoi le règlement CLP est-il amené à être mis à jour ?

Dans le cadre du Pacte Vert précédemment cité, la Commission met en place (entre autre), une « stratégie pour la durabilité dans le domaine des produits chimiques ». L’objectif déclaré est double :

  • « Renforcer la protection de la santé et de l’environnement contre les produits chimiques nocifs »
  • « Stimuler l’innovation en faveur de produits chimiques plus sûrs et plus durables »

Cela se traduit par nécessairement par des révisions des règlements REACH et CLP. Et c'est  ce qui se passe en fin d’année 2021 pour le CLP.  Sans lister tous les axes d'actions de cette stratégie, on peut tout de même noter qu'à l'inverse du Pacte Vert dont elle se réclame, cette stratégie est plus à dominante "sécurité utilisateur" qu'à dominante "protection de l'environnement".

Que propose la révision du CLP ?

Les mesures qui sont actuellement ouvertes à la consultation publique sont :

  • L’introduction de nouvelles classes de danger (comme les perturbateurs endocriniens) et les critères correspondants.
  • La clarification des obligations de classifications des mélanges et de certaines substances complexes.
  • La possibilité de soumettre des propositions et de fixer des valeurs environnementales et de sécurité harmonisées pour certaines substances.
  • L’exigence aux importateurs et utilisateurs en aval de soumettre des informations sur les substances classées pour leurs effets physiques ou leurs risques pour la santé aux centres antipoison.
  • L’autorisation des étiquettes dépliantes multilingues.
  • L’introduction de règles d’étiquetage adaptées là où il n’y a pas assez d’espace sur l’emballage.
  • La simplification et la réduction des coûts administratifs inutiles.
  • Mais surtout : l’obligation de fournir des informations sur certains dangers sur l’étiquette pour les produits actuellement en dehors du champ d’application du CLP (comme les cosmétiques par exemple).

C'est surtout ce dernier point qui est problématique à court terme pour la filière des huiles essentielles, et nous allons développer pourquoi dans le paragraphe suivant.

A ce jour, le projet de révision du CLP est soumis à la consultation publique. Ce qui veut dire que chacun (citoyen européen ou organisation) a la possibilité de donner son avis sur les points qui seront prochainement discutés (ici : https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/12975-Revision-of-EU-legislation-on-hazard-classification-labelling-and-packaging-of-chemicals/public-consultation_en).

Pourquoi ce point sur l'étiquetage pose un vrai problème à la filière des huiles essentielles ?

Le fait que les produits catalogués comme étant des produits chimiques arbore des pictogrammes de danger peu engageants n'est donc pas nouveau. Certaines des huiles essentielles de la Compagnie des Sens sont dans cette catégorie réglementaire, et cela ne pose pas de problème particulier, ni au vendeur, ni au consommateur final. Tout le monde sait que les huiles essentielles sont des produits peu anodins et même si ces pictogrammes ne sont pas assez précis pour être vraiment utiles, ils ont le mérite d'alerter sur le danger potentiel lié à une huile essentielle.

Par contre, si un produit d'une autre classe réglementaire (cosmétique ou alimentaire par exemple) doit afficher ces pictogrammes dès lors qu'il contient un produit chimique classé comme dangereux, qu'il soit naturel ou non, alors cela va poser un vrai souci marketing pour les marques créant des shampoings, des lessives ou des crèmes. Elles vont avoir le choix :

  • soit d'accepter cet étiquetage peu vendeur ;
  • soit de privilégier des molécules de synthèse, dont l'évaluation du risque est bien plus maitrisable que n'importe quel produit naturel.

Le vrai danger est là : quel industriel choisira l'option numéro 1 ? La filière des huiles essentielles risque donc de se voir priver de ses plus gros débouchés, et de laisser la part belle à la chimie de synthèse. 

Exemple concret : un fabricant de lessive à la lavande a aujourd’hui le choix entre l'utilisation d'une huile essentielle de Lavandin, et l'utilisation d'un parfum synthétique de lavande. Aujourd'hui, l'équipe marketing de cette lessive peut pousser l'utilisation de l'huile essentielle afin de l'indiquer sur l'étiquette et de séduire les amoureux de la nature. Demain, si ce point est adopté, cette même équipe marketing sera fortement incitée à laisser tomber l'huile essentielle si elle ne veut pas voir sa belle étiquette gâchée par des pictogrammes peu enthousiasmants. Son fournisseur de Lavandin, français très souvent, va donc perdre un de ses plus gros débouchés.

Pourquoi est-ce considéré comme injuste ?

Ne disposant pas de cadre règlementaire spécifique, les huiles essentielles sont donc assimilées à des mélanges chimiques par défaut. Or cette assimilation est remise en question par les acteurs de la filière sur bien des aspects :

  • D’abord la naturalité d’une huile essentielle, qui s’oppose par essence à la définition d’un mélange « chimique » (dans le sens « synthétique » du terme).
  • Ensuite la difficulté à définir les teneurs de chaque constituant du « mélange », une huile essentielle étant souvent constituée de centaines de molécules en proportions variables. Comment alors effectuer des calculs de dangerosité fiables ?
  • Et enfin parce que, même si certains constituants des huiles essentielles isolés présentent des dangers non négligeables, le totum (= action combinée de plusieurs molécules aromatiques) de l’huile essentielle n’est jamais pris en compte dans l’évaluation des dangers. Aussi il n’est pas pris en compte la compensation de l’effet négatif d’une substance par l’effet positif d’une autre substance de l’huile essentielle.

Tous ces éléments aboutissent à une réalité pesant depuis des années sur les filières des huiles essentielles : une notation très défavorable des huiles essentielles par le règlement CLP, par rapport à un produit chimique synthétique. En d'autres termes, la nature est mal notée par le CLP.

Face à cette volonté d'étendre les conséquences du CLP, la filière craint donc que les huiles essentielles soient restreintes ou interdites dans les produits de consommation, de manière injuste, car due à une approche de calcul de risque non adaptée.

Il est aussi intéressant de souligner que ce projet est une conséquence directe du Pacte Vert, et qu'il risque paradoxalement de réduire considérablement la présence de produits naturels dans nos biens de consommation, au profit d'une industrie chimique plus conventionnelle.

Un problème plus fondamental qu'il n'y parait

Il faut souligner ici un problème plus fondamental, plus long terme, concernant les huiles essentielles. N'ayant pas de cadre réglementaire propre, ces produits naturels puissants se retrouvent souvent maltraités dans des cadres réglementaires non adaptés. C'est le cas ici.

Soyons honnêtes, la mise à jour du CLP dans le cadre du pacte vert semble aller dans le bon sens dès lors qu'elle s'applique uniquement aux produits de synthèse de l'industrie chimique. Il semble légitime d'attendre d'un produit chimique fabriqué sur-mesure que les risques qu'ils présentent soit pleinement maitrisés, déclarés, filtrés, etc. Cependant, on sent bien que l'équilibre pour les produits naturel doit être tout autre.

Par exemple, on ne peut pas attendre de deux pieds de basilic :

  • qu'ils soient rigoureusement identiques, contiennent les mêmes molécules, etc.
  • qu'ils soient labélisés avec des pictos rappelant que le méthylchavicol qu'ils contiennent est cancérigène à haute dose,
  • que ces pictogrammes se retrouvent aussi sur chaque pot de pesto,
  • etc.

Si vous le faites, pour des raisons de sécurité, cela aura deux conséquences :

  • vos pots de pesto ne contiendront plus de basilic, mais de l'arôme de basilic synthétique ;
  • le basilic que vous pourrez encore acheter sera issu de plantations sous contrôle, hors sol bien sur, en monoculture immanquablement.

Dès lors que le cadre réglementaire des produits synthétiques tente de s'appliquer à des produits naturels, il devient coercitif... vis-à-vis de la nature ! De façon plus fondamentale, et presque philosophique : dès lors que l'Homme veut sécuriser totalement la Nature, il l'élimine.

Que faudrait-il faire pour que ce projet soit plus adapté à la réalité des huiles essentielles ?

Il faudrait tout simplement que le cas particulier des huiles essentielles, voire des extraits naturels en général, soit pris en compte comme une exception de ce règlement CLP, qui par ailleurs présente de nombreux atouts pour la sécurité du consommateur, la solidité du marché des produits chimiques européens, et pour la transition écologique de l'Europe. L'intégration des huiles essentielles de facto dans cette directive semble effectivement aller à contre-courant d'une Europe plus verte. Elle pousse fortement chaque fabricant de produit de consommation courante à renoncer aux ingrédients naturels au profit de produits chimiques.

Il est donc naturel que la réaction soit forte pour corriger ce projet, qui est aujourd'hui en phase de consultation publique. À votre niveau, vous pouvez :

  • Signer la pétition que vous voyez souvent passer, portée par les PPAM de France 
  • Participer à la consultation en ligne, ce qui nécessite un peu plus d'investissement personnel. La Compagnie des sens l'a fait, et il est bon que des particuliers et entreprises le fasse.

À propos de la consultation en ligne : 70 citoyens ont répondu, et 45 entreprises. La forte mobilisation des citoyens est une excellente nouvelle, et nous vous encourageons fortement à la faire. Voici la répartition des "répondants" :

 

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